“Misez sur le scénario le plus souhaitable, non sur le plus probable”

La guerre en Ukraine et le choc énergétique qui l’accompagne, le découplage économique entre l’Occident et la Chine, les tendances protectionnistes de nombreuses grandes économies: les mauvaises nouvelles ont déferlé sur le monde de l’entreprise ces derniers temps. “Le tableau n’est pas forcément dramatique pour autant, à condition de savoir repérer les opportunités qu’il recèle…


Temps de lecture 10 minutes

La guerre en Ukraine et le choc énergétique qui l’accompagne, le découplage économique entre l’Occident et la Chine, les tendances protectionnistes de nombreuses grandes économies: les mauvaises nouvelles ont déferlé sur le monde de l’entreprise ces derniers temps. “Le tableau n’est pas forcément dramatique pour autant, à condition de savoir repérer les opportunités qu’il recèle…

Dans ce dossier, vous lirez:
  • que les entreprises font du développement durable un business à part entière;
  • comment gérer le modèle en sablier dans le comportement du consommateur;
  • pourquoi il est judicieux de donner la parole aux jeunes générations au sein d’une entreprise;
  • comment planifier l’avenir dans un monde incertain;
  • pourquoi les noms dans le classement Fortune 500 changent plus rapidement que jamais.

Pourquoi les critères ESG rencontrent-ils de plus en plus d’obstacles?

“Si l’attention portée à la durabilité et à l’ESG (Environmental, Social & Governance) est passée un temps au second plan en raison de la crise sanitaire, leur mise en œuvre s’accélère désormais”, souligne Bart Deckers, Partner chez EY. “Les réglementations vont toujours plus loin. Les États-Unis, la Chine et l’UE adoptent des mesures protectionnistes combinées à des programmes de subventions pour l’énergie verte, la conservation de l’eau, etc. Le climat d’investissement est en train de changer, passant d’une approche plutôt globale à une méthode plus locale et durable.”

68%

des consommateurs jugent que la politique d’une entreprise est aussi importante que les produits qu’elle vend.

Read more: enquête EY Future Consumer Index

Les entreprises devraient considérer cette évolution non comme une menace, mais comme la source de possibilités inédites d’impliquer les consommateurs de façon plus pérenne. Car tout commence avec le client; or, lui aussi prête une attention croissante à la durabilité. Dans la dernière enquête EY Future Consumer Index, 68% des consommateurs ont déclaré qu’à leurs yeux, la politique d’une entreprise est aussi importante que les produits qu’elle vend. Pour 69% d’entre eux, les entreprises doivent avoir un comportement éthique conforme aux attentes de leurs parties prenantes. Seuls 38% des consommateurs ayant participé à l’enquête estiment que les mesures positives prises par les entreprises sont suffisantes.”

L’importance du travail durable a entre-temps pénétré en profondeur le monde de l’entreprise. “Je m’entretiens tous les jours avec des patrons et je constate un véritable revirement”, confirme Simon Anthonis, Partner chez EY VODW. “La croissance à tout prix, la collecte agressive de données, c’est terminé! La réputation, l’image et la qualité comptent désormais davantage. Lorsque je dispense des conseils sur l’innovation, les entreprises veulent non seulement savoir si cette innovation est souhaitable pour les clients, si elle est réalisable et a un impact sur l’entreprise, mais aussi si elle est durable et conforme à leur purpose.”

En outre, l’ESG n’est plus un simple atout, mais un point de départ incontournable. “Dorénavant, la durabilité est ancrée dans l’ADN de l’entreprise. Regardez de quelle façon les sociétés du Bel 20 travaillent sur l’hydrogène et d’autres initiatives respectueuses du climat. Cela va nettement plus loin que s’approvisionner en énergie: elles veulent en faire un business à part entière, avec son propre modèle de revenus.” Cependant, cette transformation n’est pas simple dans un monde où les changements géopolitiques perturbent de plus en plus les chaînes commerciales, logistiques et de production, alertent les deux Partners d’EY.

“La croissance à tout prix, la collecte agressive de données, c’est terminé!”

Simon Anthonis, partner EY VODW

Comment gérer les clients qui souhaitent à la fois acheter durable et bon marché?

Les clients sont plus sensibles que jamais au facteur prix. Beaucoup de ménages ont un budget plus restreint en raison de la hausse des coûts de l’énergie. Et l’inflation atteint des sommets.

“Nous nous dirigeons vers un modèle en sablier dans le comportement des consommateurs”, déclare Bart Deckers. “Un groupe chaque jour un peu plus nombreux exige le luxe, la personnalisation et la durabilité, et est prêt à payer pour cela. Dans le même temps, un groupe plus vaste encore est en difficulté et s’intéresse principalement au facteur prix. Le segment qui se trouve d’ordinaire entre ces deux extrêmes est en train de disparaître. Les entreprises doivent en tenir compte dans leur portefeuille de produits et de services.”

Il convient de bien définir les groupes-cibles, prévient Simon Anthonis. “Nous venons de réaliser une enquête dans le secteur des assurances. Quel prix les compagnies sont-elles prêtes à payer pour des produits d’assurance plus durables? Les conclusions ne sont pas homogènes. Les grandes compagnies sont disposées à mettre la main à la poche, pas les petits opérateurs. Il faut être conscient de ces différences.”

Une entreprise doit connaître son client sur le bout des doigts et savoir de quoi se compose son environnement. “Vous devez définir au mieux votre profil d’acheteur, entamer un dialogue avec le groupe-cible et ne pas craindre d’élaborer une nouvelle proposition de valeur.”

C’est possible, notamment, en permettant aux générations plus jeunes et influentes d’avoir davantage la parole dans les entreprises. “Ils ont un univers de vie spécifique, et leurs centres d’intérêt et leurs idées sont transformés en produits et services, souvent avec beaucoup de succès”, note Bart Deckers.

Comment les technologies changent-elles la donne?

Les technologies jouent bien évidemment ici un rôle-clé: l’entreprise doit suivre l’évolution des technologies émergentes et pertinentes, telles que l’IA.

“Les processus peuvent être numérisés au point de ne plus nécessiter d’intervention humaine”, avance Simon Anthonis. “L’interaction humaine est, le cas échéant, réservée aux dimensions où elle apporte une réelle valeur ajoutée. Les scénarios-catastrophes prédisant la disparition du travail sous l’effet des nouvelles technologies ne tiennent plus la route. Au début de la numérisation, ce genre de scénario était redouté; force est de constater que les taux de chômage sont historiquement bas.”

“Le segment intermédiaire est en train de disparaître.”

Bart Deckers – partner EY

Les meilleures entreprises ne se contentent pas d’utiliser la technologie comme support: elles l’intègrent pleinement dans leur business model, “par exemple en proposant des services hybrides ou reposant totalement sur les technologies”.

La numérisation place la barre nettement plus haut en termes d’exigences imposées aux entreprises. “Autrefois, celles-ci devaient choisir le domaine dans lequel elles voulaient exceller: soit sur le plan opérationnel, soit en matière de leadership produit, soit encore dans l’intimité client (customer intimacy). Elles ne pouvaient se concentrer que sur un seul objectif, tant chacun d’eux était gourmand en main-d’œuvre. Grâce à la technologie, il est désormais possible d’automatiser une grande partie de la customer intimacy, et il en va de même pour l’aspect opérationnel. L’entreprise n’a donc plus le choix: elle doit être la meilleure dans les trois domaines.”

Comment anticiper l’avenir dans un monde aussi incertain?

La planification à cinq ans devient un exercice des plus délicats. Les chefs d’entreprise peinent à définir une feuille de route précise à une époque marquée par la survenance à intervalles réguliers d’un “cygne noir” – un événement perturbateur imprévisible.

Et pourtant, c’est précisément pour cette raison qu’il est crucial de planifier l’avenir, selon Simon Anthonis. De façon consciente… mais différente. “Souvent, les entreprises développent plusieurs scénarios pour l’avenir. Quelles évolutions prévoir sur le plan géopolitique et macroéconomique? Quelle en serait l’incidence sur nos activités? Quelles sont les chances que la situation évolue autrement? C’est sur cette base qu’elles élaborent leur stratégie.”

Or, cela n’est plus suffisant dans le contexte actuel, car trop réactif. “Il ne suffit plus d’essayer de prévoir (forecast), il faut aussi extrapoler la situation en mode backcast”, c’est-à-dire en partant d’un futur désirable et en définissant les stratégies et processus qui permettront de le concrétiser. Dans cette optique, l’entreprise détermine non seulement le scénario le plus probable, mais aussi et surtout le plus souhaitable. “Le futur probable est-il acceptable pour vous? Quel objectif désirez-vous poursuivre avec votre entreprise? Il faut d’abord définir la ligne d’arrivée, puis commencer à raisonner à partir d’aujourd’hui: quelles mesures prendre pour parvenir à destination?”

EY a notamment collaboré avec un fabricant de jouets scandinave, autrement dit des produits très tangibles. “Ils ne voulaient plus se contenter d’observer les mégatendances et d’y réagir. Ils souhaitaient avoir un impact social et jouer un rôle-clé dans l’apprentissage ludique opéré par la jeune génération. Or, celle-ci vit dans un monde différent. Pour atteindre l’objectif défini, ils ont opté pour une chaîne d’approvisionnement totalement respectueuse de l’environnement, et pour des jouets combinés à des applications où les enfants apprennent à connaître les objets avec lesquels ils jouent.”

Cette vision signifie que le cycle de vie d’un produit ou d’un service est de plus en plus court. Les entreprises doivent dès lors repenser leurs horizons plus rapidement et fréquemment. “Elles doivent s’organiser de manière à pouvoir s’adapter plus vite”, acquiesce Bart Deckers. “En cas d’incertitude extrême, il est possible de définir les lignes et la direction à suivre. Mais s’enfermer dans un scénario unique est absolument exclu.”

La transformation est quelque chose de constant. Elle ne survient pas ponctuellement tous les cinq ans: elle est intégrée dans la gestion quotidienne des entreprises. “Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer les évolutions macroéconomiques”, conclut Simon Anthonis. “Regardez le turnover au sein du classement Fortune 500: les noms qui y figurent changent beaucoup plus rapidement qu’il y a quelques décennies. La nouvelle réalité, c’est l’innovation constante.”

“Aujourd’hui, le forecast ne suffit plus. Il faut pouvoir adopter une approche backcast.”

Simon Anthonis, partner EY VODW

Cinq mégatendances synonymes de défis pour les chefs d’entreprise

Le découplage entre l’Occident et la Chine.

L’Union européenne et les États-Unis devraient prendre davantage leurs distances avec la Chine cette année, et inversement. Il sera donc plus difficile pour les entrepreneurs occidentaux de s’implanter dans l’Empire du milieu.

L’autosuffisance économique.

Par le biais de réglementations et de subventions, les grandes puissances veulent réduire leur dépendance vis-à-vis de l’étranger, en particulier dans les secteurs d’importance stratégique. Cela crée des opportunités d’investissement plus proches des investisseurs eux-mêmes.

L’inflation élevée.

L’inflation devrait rester particulièrement élevée en 2023. Les interventions des banques centrales sur les taux d’intérêt pourraient faire entrer les économies en récession.

La technologie comme arme géopolitique.

Les grandes puissances protègent de plus en plus leur technologie et visent l’autosuffisance et l’indépendance technologiques.

L’énergie reste une priorité.

Les gouvernements tentent toujours de sécuriser leur approvisionnement en énergie, de contrôler les prix et de viser la durabilité. Les entreprises sont confrontées à un ensemble disparate de mesures et de taux d’imposition.

Que retenir de ce dossier?

Le climat d’investissement est en train de changer, du niveau mondial à l’échelle locale. Il faut y voir de nouvelles possibilités de renforcer le lien avec les consommateurs. La réputation, l’image et la qualité revêtent désormais une importance accrue.

Un groupe de plus en plus nombreux de consommateurs exige le luxe, la personnalisation et la durabilité, et est prêt à y mettre le prix. Dans le même temps, un groupe encore plus vaste est en proie à des difficultés financières et ne s’intéresse qu’au facteur prix. Définissez au mieux votre buyer persona.

Continuez à suivre les technologies pertinentes et émergentes, et intégrez-les pleinement dans votre business model.

Planifiez consciemment mais ne soyez pas hyperréactif. L’innovation constante est la nouvelle réalité.

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